Luxe et développement durable : deux notions antagonistes ?
Sur le papier oui évidemment. En pratique c’est plus compliqué et non résolu. Tant la notion et la réalité du luxe sont en train de se métamorphoser.
De prime abord, l’exploration des champs sémantiques des deux notions de luxe et de développement durable est à ce titre catégorique sur leurs valeurs a priori antagonistes. Le luxe responsable semble être un trop parfait oxymore… Désir vs besoin, ostentation vs humilité, superflu vs nécessaire, excès vs frugalité, excluant vs solidaire, valorisation de la possession vs valorisation de l’être, individualisme vs holisme…
De plus, lorsque l’on interroge les consommateurs, le luxe fait partie des derniers secteurs associés au développement durable. En premier lieu parce que le luxe, quoi que l’on en pense ou croit, reste très associé à l’univers de l’argent, au superficiel, voire à l’exclusion, des valeurs encore fortement contradictoires avec « l’esprit » du développement durable. Cette perception bien enracinée, cette croyance révèle l’éternel et consubstantiel paradoxe dans lequel vit le luxe, à savoir son caractère à la fois pérenne, mais également éphémère. C’est sa marque. Le système de sa marque. Concomitamment, la crise, dont l’un des corollaires a été de sacrément modifier le rapport à la consommation, incite à un recentrage sur la « valeur produit », son intégrité et sa traçabilité ; ce que prône très exactement le développement durable. C’est ce qu’il produit. Le système du produit. Après, chacun se débrouille comme il le peut : qui de la poule ou de l’œuf… Est-ce la marque qui « labellise » ses produits ? Ou les produits qui incarnent la marque ?
Pour faire plus simple et imaginé, la question de la comptabilité entre développement durable et luxe se pose exactement de la même manière pour le commerce équitable. C’est le même système, la même logique. Nous en connaissons maintenant la réponse.
Alter Eco, par exemple, marque alimentaire de commerce équitable, a depuis longtemps compris que le commerce équitable ne serait jamais la première raison d’achat du consommateur. Un chocolat, même équitable doit avant tout être très bon ; le commerce équitable ne peut pas servir d’excuse à une mauvaise expérience de goût ou d’achat.
De même, une marque de luxe équitable doit d’abord prouver qu’elle est de luxe. C’est la condition sine qua non et le passage obligé. Sur le secteur du luxe, les éléments éthiques, le respect, l’intégrité… le développement durable… ne pourront jamais à « eux seuls » constituer une identité pour la marque de luxe. C’est une « valeur à ajouter » à d’autres qui doivent obligatoirement préexister. Venus de l’Histoire et non du contexte. De la différence de la marque et non de l’aspiration d’un consommateur. Irréductiblement nécessaires, jamais suffisants.
Dans les boutiques, toutes les études récentes le confirment : les produits écologiques font rarement les meilleures ventes car ils ne sont pas « assez luxe ». C’est ainsi, que voulez- vous y faire ? C’est intrinsèque au luxe qui a la dent dure et sa propre organisation.
Même sur le petit segment du premium, il est difficile de respecter l’environnement tout en maintenant le niveau de qualité supérieur des produits.
Cependant toutes les marques de luxe ont absolument raison d’essayer de répondre aux exigences du développement durable. Qui, plus et mieux qu’elles, pour faire autorité et donner l’exemple en la matière ? Leur rôle est double : s’améliorer et encourager la prise de conscience, agir et mobiliser. En cela, le luxe n’est pas seulement durable, il est responsable.
Le secteur luxe passe donc aujourd’hui en mode détox, à la recherche de modèles durables, quitte à sacrifier un peu de sa noblesse, de son insoutenable légèreté, au profit d’enjeux moins glamours, craint-il : l’humain et l’environnement. Au risque aussi de perdre une partie de sa dimension iconique essentielle, ce qui reviendrait en ce cas à se porter lui-même préjudice.
Néanmoins, il embrasse aujourd’hui des objectifs explicitement plus vertueux, sociaux et environnementaux, tant et si bien que la « glamourisation » de l’éthique deviendrait presque une nouvelle esthétique. Ça c’est la bonne nouvelle !
Ce nouvel engouement pour la durabilité n’est-il pas somme toute totalement culturel ? Doit-on y voir une tentative comme une autre de relancer le marché en Europe ? Les marchés chinois et moyen-orientaux sont- ils vraiment sensibles à ce genre de problématique ?
« Green is the new black » déclarait récemment Suzy Menkes, la grande prêtresse des rédactrices de mode. Pour vous dire à quel point c’est culturel. Culte. Néanmoins, je suis presque gêné ici de devoir rappeler que toute cette histoire de culture luxe, de luxe à réinventer, à réenchanter, ce luxe que l’on voudrait tellement « durable » et postmoderne, ouvert sur son temps…. n’a en réalité qu’un seul et maigre objectif, mû par un seul et irréversible but : vendre des produits ! Plus, mieux, plus vite, plus chers, autrement… Comme vous le voudrez, mais vendre des produits.
VOICI VENU LE TEMPS DU LUXE MARKETING CENTRÉ SUR LA DEMANDE ET LA LOGIQUE DU MARCHÉ
Toutes nos analyses, nos raisonnements, nos prémonitions, nos agitations autour de cette réflexion sur l’évolution du luxe cachent comme un palimpseste une préoccupation moins sociale et philosophique, très concrète et pragmatique : l’organisation de l’action commerciale. Comment aller d’un point A (la marque et son offre) à un point B (l’acte d’achat sur un secteur en mutation) ? C’est certainement terrible, peut-être un peu cynique, mais c’est cette dimension commerciale, cette donne triviale, qu’il ne nous faudra jamais perdre de vue dans toutes nos réflexions.
Alors, si par « culture » vous entendez l’air du temps d’une société, les éléments de contexte qui produisent un courant, une tendance, annoncent un virage ou changement : oui bien sûr c’est « culturel » !
C’est-à-dire que cela s’inscrit dans un mouvement, un flux produit par l’alignement d’un certain nombre de conditions socio-économiques, historiques et comportementales. C’est le sens de l’histoire du moment.
La dimension verticale, surplombante des valeurs et du statut du luxe qui faisait alors « autorité » est taraudée aujourd’hui par la dimension horizontale, transversale d’une montée en puissance des enjeux de responsabilité sociale et environnementale. C’est sur ce terreau que tentent de s’accoupler luxe et développement durable. Ce culturel que vous évoquez est en fait le moment d’un changement de paradigme. Passage du vertical à l’horizontal. De la marque au produit.
Pour relancer le marché en Europe il faut être plus qu’opportuniste et malin : il faut apprendre à convertir les opportunités avec intelligence. Et la première, la plus importante, est celle dont nous avons fait notre métier et le sujet même de notre enseignement : le marketing.
Après plus de cent ans d’un cycle de luxe artistique dominé par les studios, les ateliers de l’offre, voici venu le temps du luxe marketing centré sur la demande et la logique du marché. Porté par une demande en perpétuelle croissance (260 milliards d’euros en 2018, de + 4 à 6 % d’augmentation en 2019). Marqué par une concurrence féroce et l’hégémonie de trois grands groupes qui se partagent et s’échangent plus de 80 % des marques et maisons mondiales, l’univers du luxe tend à s’engager dans des pratiques similaires à celles observées sur les marchés de masse : explosion des coûts de lancement, raccourcissement de la durée de vie des produits, surenchère des offres et innovations, stratégies « choc » ou transgressives, exigence de résultats financiers à court terme… Mais selon moi, rien d’inéluctable pour l’instant dans cette fuite en avant illimitée qui peut certainement avoir des effets pervers sur le long terme. Tout cela n’en traduit pas moins l’entrée fracassante des industries du luxe dans l’ère du marketing. Rien de surprenant alors, au train où vont les choses, que cette surproduction et son interface de surconsommation rencontrent en chemin la question du développement durable et de la responsabilité sociétale. Une aubaine comme rédemption et salut.
TOUT N’EST PAS ROSE ET LES MOYENS TECHNIQUES DE PRODUCTION NE PERMETTENT PAS ENCORE DE PASSER AU « TOUT VEGAN » ET AU « PRODUIT ZÉRO DÉCHET ». IL Y A ENCORE UN SENTIMENT DE GRAND ÉCART ENTRE TRADITION ET INNOVATION.
Enfin, pourquoi voulez-vous alors que les marchés chinois et moyen-orientaux ne soient pas concrètement organiquement touchés par cette problématique ?
Sensibles à cette problématique ? Pas tout à fait, pas complètement. Sur ces marchés, c’est la marque de luxe beaucoup plus que le produit qui est l’alpha et l’oméga de leur rapport au luxe, la première motivation à acheter, acquérir, collectionner… Sous sa forme actuelle, le concept même de marque de luxe reste pour eux majoritairement occidental et européen : un concept transversal sur lequel ils choisissent de s’aligner.
En écho, les grandes marques de luxe proposent en tous points de la Planète, à travers les mêmes produits (un sac à main, un parfum iconique, etc.) une uniformisation de son imaginaire. Partout le même marketing, le même visuel merchandising, les mêmes stars, les mêmes signes, codes, phonétiques et référents. Une sorte de « prêt à briller » mondial. De la Chine à l’Orient, les Vuitton, Chanel, Hermès, Dior, Gucci, Prada… diffusent les attributs d’un code social censé faire rêver et être porté comme un nouvel uniforme de la modernité et de la réussite financière. Serait-ce l’investissement à payer pour inoculer le goût ? Ou le virus d’une mode de plus en plus chère, partagée par les « happy few » du monde entier ? Parier avant tout le monde, ici et là, sur l’émergence d’une nouvelle classe sociale fortunée ?
De plus ces cultures loin de nous ont leur propre histoire, et quelle histoire ! De très profonds particularismes dans la conception du luxe même, la conception de la création, de la réussite, du paraître, du corps, de l’image… de la Nature et du rapport à l’autre.
D’ICI 2025 LES ACHETEURS CHINOIS REPRÉSENTERONT 45 % DU MARCHÉ MONDIAL DU LUXE, AVEC LA MOITIÉ DE LEURS ACHATS DE LUXE EFFECTUÉS EN CHINE CONTINENTALE
Non ça ne prend pas complètement ou très différemment, ce sujet du luxe soluble dans le développement durable. Disons que cela ne peut pas être aujourd’hui, dans ces autres territoires de l’imaginaire du luxe, une valeur ajoutée déterminante, opérante et crédible. D’autres facteurs prévalent. Et tant mieux.jusqu’à la quarantaine. Adolescent, j’avais travaillé chez un photographe spécialisé dans les photos d’identité faites à la chambre, une caméra avec négatif grand format, mille visages sont apparus sous mes yeux dans le bassin révélateur du laboratoire où je développai.
Concrètement, comment traduire dans les faits cette nouvelle annexion du luxe à des critères écologiques ou encore éthiques ? Quels sont les groupes, les marques qui donnent le mieux le ton sur ce nouveau positionnement ?
L’urgence première pour tous est de « penser d’autres luxes ». Et comme nous le disions plus haut : imaginer d’autres façons de vendre pour répondre à d’autres façons d’acheter. Tout simplement. Car le luxe « modernisé » est passé d’un « marketing de l’offre » à un « marketing de la demande ». Et les demandes sont en totale mutation. Ce qui corse et complique la donne lorsque l’on souhaite inventer « d’autres luxes ». Le marketing de la marque et les besoins exacerbés de retour sur investissement sur ce secteur, limitent et balisent le champ des possibles et dégonflent les potentiels d’innovation.
Réduire son empreinte environnementale, optimiser sa chaîne d’approvisionnement, recycler des produits en fin de vie, réduire les principaux postes d’émission de gaz à effet de serre… constituent un axe de développement des marques qui redonnent un sens au luxe. Une utilité au rêve.
Et ceci de toutes les façons possibles et imaginables. Les initiatives et autres échappées belles ne manquent pas à ce jour : Lancée dès 2012, l’initiative LIFE de LVMH devient vite un outil de mesure écologique intégré au groupe qui vise à renforcer sa « performance environnementale ». Idem pour le groupe Kering qui intègre depuis quelque temps son propre index de mesures écologiques, s’est doté d’une bibliothèque de textiles écoresponsables et travaille à l’élaboration d’un cuir fabriqué à partir de champignons, ou de pigments issus de micro-organismes.
Bref, les grands groupes ne traînent plus les pieds et s’y mettent même de l’intérieur. Pendant ce temps, les maisons de couture choisissent, elles aussi, leurs batailles. Versace, Gucci ou encore Burberry arrêtent la vraie fourrure, Lowe œuvre pour la défense des éléphants et Lacoste se place en porte-parole des animaux en voie de disparition.
Certaines marques font même marcher la R&D à la recherche d’alternatives, notamment au cuir. Depuis 2013, Stella McCartney, instigatrice du luxe activiste, n’utilise que des matières écoresponsables comme l’Eco Alter Nappa, un matériau alternatif au cuir animal. Très en vogue en ce moment, la tendance de l’upcycling qui consiste à donner une seconde vie à des vêtements inutilisés. Mais apparemment tout n’est pas rose et les moyens techniques de production ne permettent pas encore de passer au « tout vegan » et au « produit zéro déchet ». Il y a encore un sentiment de grand écart entre tradition et innovation. Gucci invente un concept de «bois liquide» pour remplacer le plastique des montures de ses lunettes.
D’autres enfin, choisissent de produire à l’ancienne. Les nouveaux altruistes du luxe font un vrai travail de fond, à l’image de l’artisan italien Brunello Cuccinelli qui assure la traçabilité du vêtement. Loro Piana a quant à lui carrément sauvé la vigogne au Pérou. Cette marque, propriété du groupe LVMH, qui crée de magnifiques manteaux de laine, a acheté 2000 hectares de terre dans la zone de Pampa Galeras, au Pérou, afin de faire redémarrer la filière. Cette véritable quête de sens frappe tous les domaines du luxe et semble poser les nouveaux fondements d’une manière inédite de produire et d’acquérir « du luxe ».